Notre série « A voix haute » cherche à donner la parole à ceux qui n'ont longtemps pas eu voix au chapitre : les "personnes accompagnées". Sans jamais renier ses douleurs d’enfant, Maëlle Bouvier, placée en foyer puis en famille d'accueil, fait partie de ces jeunes de l’aide sociale à l’enfance (ASE) qui s’en sortent bien, et qui ont pu réaliser "un parcours de résilience".
Placée très jeune en foyer puis en famille d’accueil, Maëlle Bouvier a longtemps éprouvé un terrible sentiment d’injustice face au dispositif de la protection de l’enfance. Avec le temps, un travail psychothérapique et la rencontre inattendue de professionnels de l’ASE dans le cadre de son métier, elle a pu redonner du sens à ce qui n’avait pu en avoir lorsqu’elle était enfant. Dégoûtée par les récits exclusivement à charge contre l’ASE, elle a à cœur de contribuer à donner une autre vision de l’institution. Sans jamais renier ses douleurs d’enfant, mais en tenant aussi compte de la réalité de son parcours de résilience.
« Si j’avais témoigné adolescente, je n’aurais été qu’une boule de colère ». Élancée, l’oeil vif, l’énergie à fleur de peau, Maëlle Bouvier a trente ans, un compagnon et une belle carrière professionnelle derrière et devant elle. Elle estime faire partie de ces enfants de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) qui s’en sortent bien, et qui ont pu réaliser « un parcours de résilience ». Mais le chemin a été rude. Le placement en foyer, avec son frère, est arrivé quand elle avait quatre ou cinq ans – elle n’en est pas sûre et ne peut plus poser la question à ses parents aujourd’hui décédés – puis celui en famille d’accueil à l’âge de huit ans, où elle reste là aussi aux côtés de son frère.
L’autorité sans la tendresse
De ces années, lui revient d’abord l’intense douleur de la séparation : « On a le sentiment d’avoir été abandonné par ses parents, et les éducateurs – par leur seule présence – nous renvoient quotidiennement à cet état de fait, à notre terrible manque d’amour et de tendresse, qui n’est bien sûr pas seulement lié à l’ASE, mais aussi aux carences affectives dans notre famille d’origine ». Elle vivait les éducateurs comme l’incarnation d’une présence parentale qui n’aurait conservé que l’aspect autoritaire, sans la dimension affective. À cela s’ajoutait le regard des autres enfants, à l’école, qui rentraient le soir chez leurs parents, et qui lui faisaient sentir qu’elle n’était pas comme eux – du moins l’imaginait-elle ainsi. Et puis, cette masse d’enfants au foyer, dont il fallait supporter la présence. « J’avais l’impression d’être en permanence en compétition avec eux. Peut-être était-ce parce qu’on trouvait tous notre situation terriblement injuste, et qu’on cherchait tous à compenser ce sentiment d’être perdants sur tous les fronts. Il s’agissait de gagner enfin quelque chose, une attention, aussi petite soit-elle ».
La violence d’un système
Plus tard, l’arrivée en famille d’accueil lui a apporté davantage de stabilité affective, mais sa colère, son agressivité de « petite peste » n’en finissaient pas de s’exprimer, contre les assistants familiaux, les éducateurs, et au-delà. Une colère intarissable et permanente, que venaient amplifier tout un ensemble de rigidités propres au dispositif de la protection de l’enfance. « Quand je voulais aller dormir chez une copine, parce qu’elle me l’avait proposé le matin même, il fallait avoir envoyé une demande d’autorisation par fax à mon référent ASE. Et quand j’ai eu un amoureux, j’ai dû aller voir un psy pour obtenir un accord, je n’avais pas le droit de m’éloigner avec mon ami plus d’un temps et d’un nombre de kilomètres d��terminés… C’était hyper codifié, je trouvais ça extrêmement violent ». Elle se rappelle aussi la réaction dubitative et peu soutenante d’une jeune éducatrice lorsqu’elle lui a fait état de son projet de mener des études de droit (« je voulais devenir juge »), comme si des adolescents comme elle n’y étaient implicitement pas autorisés. Ou encore cette proposition faite par l’ASE à sa famille d’accueil de ne pas la garder à la maison une fois atteints ses 21 ans. « Certes, leur contrat était terminé, mais c’était notre deuxième famille à mon frère et moi. Si mes « deuxièmes parents » – je les appelle comme ça – n’avaient pas fait le choix de nous laisser nos chambres et de renoncer à accueillir d’autres enfants, je ne sais pas si j’aurais réussi mes études, car j’avais besoin de cet ancrage affectif ».
Les professionnels, de l’autre côté du miroir
Les raisons d’en vouloir à l’institution ne manquent pas. Mais Maëlle Bouvier n’en est plus là. Les documentaires qu’elle a vus sur l’ASE, les témoignages qu’elle a pu lire ces dernières années la révoltent par leur approche unilatéralement à charge. « Soit ils présentent des établissements particulièrement délétères, avec des histoires de directeurs alcooliques ayant détourné de l’argent, soit ils donnent la parole à des enfants en cours de placement ou à leurs parents, dans un moment évidemment très douloureux ». Elle est persuadée que cela ne sert qu’à alimenter la colère, pas à la surmonter. Bien sûr, explique-t-elle, ces témoignages douloureux sont légitimes, mais « l’ASE n’est pas que cela ». Avec le temps, et aussi en n’ayant de cesse de poursuivre une psychothérapie (« un héritage de l’ASE »), elle a en effet commencé à prendre du recul sur son vécu. Sans renier ses souffrances d’enfant, elle a tenté de les comprendre et de dédiaboliser son rapport à l’institution.
Une opportunité de travail inattendue l’y a considérablement aidée. « J’ai eu la chance d’être approchée par un cabinet de conseil travaillant dans le champ médico-social et d’avoir endossé sur une période brève une casquette de consultante en politique ASE. Ça a été une expérience incroyable car j’avais un triple regard : de consultante, de moi enfant et de moi devenue adulte ». Cette rencontre avec des professionnels extrêmement convaincus et investis dans leur travail, se débattant pour faire au mieux avec des enfants en grande difficulté, l’a bouleversée. « J’ai senti que ce travail était leur vie et qu’ils faisaient face, avec leurs possibilités d’humains, à de fortes contraintes institutionnelles et à une tâche inouïe. Ça m’a aussi permis de me dire que certaines décisions dont j’avais pâti étaient liées à la complexité de ce dispositif. De comprendre que son objectif premier était de protéger l’enfant tout en maintenant au maximum ses liens familiaux. Enfant, on n’a pas conscience de tout cela ». Un jour, elle a au téléphone une éducatrice au bout du rouleau, qui lui confie qu’elle a le sentiment de ne servir à rien, « elle était si en souffrance que je lui ai dit, en déclinant mon histoire : "si, ça paie parfois" ».
Mettre en valeur les parcours de résilience
Depuis, Maëlle Bouvier a envie de témoigner et de rendre hommage aux professionnels de l’ASE. Elle a pour projet de faire un documentaire * qui mettrait en valeur le parcours de résilience de ceux qui devenus adultes s’en sortent avec dignité. Une façon d’exprimer sa reconnaissance et d’apporter de la lumière sur une politique sensible. « Avant, la colère contre l’ASE était mon combustible. Dès que je réussissais par exemple un examen, je le voyais comme une revanche contre l’institution. Mais il est dangereux de s’enfermer dans la seule colère, aussi légitime soit-elle, car on est condamné au combat. Il est très important de se réconcilier avec son histoire ». Maëlle se réjouit aujourd’hui que la protection de l’enfance lui ait permis de conserver des liens avec sa famille d’origine, même si enfant elle se serait bien passé des rencontres avec son père. « J’ai pu grâce à cela faire la connaissance de ma petite sœur, et passer chaque été avec mes grands-parents, seul moment où j’avais l’impression d’avoir une enfance normale ». Elle est persuadée que rester chez ses parents l’aurait voué à développer d’importants troubles psychiques et qu’elle n’aurait jamais accédé aux études qu’elle a pu faire avec le soutien de sa famille d’accueil. Et d’estimer que c’est son parcours à l’ASE, aussi éprouvant qu’il ait été, qui lui permet aujourd’hui d’avoir tant de sensibilité, de force intérieure, de goût pour le service public et de passion pour la vie.
* Toute personne (ancien du dispositif, professionnel, institution, financeur) intéressée par ce projet de documentaire peut contacter Maëlle Bouvier par mail : bouvier.maelle@gmail.com
Pourquoi cette série "A voix haute" ? |
Depuis plusieurs mois, nous nous intéressons, à travers notre série "En quête de sens", aux interrogations, découragements et enthousiasmes de travailleurs sociaux sur leurs métiers aujourd'hui chahutés. Il nous a paru logique de faire entendre, en regard, ceux qui expérimentent directement, du fait d'une situation de vulnérabilité provisoire ou permanente, des dispositifs sociaux ou médico-sociaux pensés pour eux... mais pas toujours avec eux.
Les temps changent toutefois : aujourd'hui, la parole des « usagers » de l'action sociale et médico-sociale est plus et mieux prise en compte, voire encouragée. La loi 2002-2 et ses outils de participation sont passés par là. Les concepts d'empowerment et de pair-aidance infusent peu à peu. Beaucoup reste à faire, mais une idée s'est imposée : premières expertes de leur vécu, les personnes accompagnées ont des choses à dire. Et les professionnels et décideurs, beaucoup à gagner à les écouter
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A lire (ou à relire)